La culture n'est pas un luxe, mais le pilier d'une société. Non, l'économie n'est pas le seul moteur du progrès ! Carte blanche à Paul Dujardin et Peter De Caluwe...

Non, l’économie n’est pas le seul moteur du progrès. Une société équilibrée repose avant tout sur la culture, l’enseignement et les soins de santé. Un gouvernement aura-t-il enfin comme objectif d’empêcher le déclin culturel, scientifique et éducatif?
Voici une semaine, nous avons été élevés au rang de docteurs honoris causa. Nous nous sentons évidemment très honorés, mais dans notre monde dominé par la logique économique des gagnants et des perdants, nous sommes à la fois inquiets et indignés.
Les insignes de notre dignité nous ont été remis à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), institution sœur de la VUB, université flamande tout aussi «libre». Après la cérémonie, beaucoup nous ont parlé de l’importance de ce «signal politique»: deux directeurs néerlandophones à la tête de deux institutions culturelles fédérales, La Monnaie et le Palais des Beaux-Arts, mis à l’honneur par une université francophone… Mais le véritable signal politique émis par l’ULB est beaucoup plus fondamental: c’est une reconnaissance du fait que la culture est un ingrédient essentiel d’une société saine. Dans son discours inaugural, le recteur de l’ULB, Didier Viviers, a tenu un ardent plaidoyer en faveur du potentiel créatif de l’«inutile». Pour lui, les expressions artistiques et réflexions intellectuelles sont une partie de la réponse à la crise. Dans l’auditoire, Didier Reynders, Joëlle Milquet, la toute nouvelle ministre de la Culture, et notre ministre de tutelle fédérale en affaires courantes Laurette Onkelinx étaient tout ouïe.

Manque de nuances dans les débats
Moins d’une semaine plus tard, les contours du plan d’économies dans le secteur culturel se profilent: en moyenne, des diminutions de 3% dans la Communauté française et de 5% dans la Communauté flamande. Avec le Décret flamand sur les Arts qui entre immédiatement en application et en pleine saison culturelle, les établissements concernés accusent le coup.
Restons réalistes: le secteur culturel, lui aussi, doit faire des efforts. C’est d’ailleurs ce que nous faisons depuis des années. Ce qui nous frappe surtout, c’est le manque de nuances dans les débats. Comment le secteur culturel peut-il solidairement se défendre contre la logique économique dominante sans se faire accuser de prêcher pour sa chapelle et de se mobiliser pour ses propres intérêts? En tant qu’institutions culturelles fédérales, le Palais des Beaux-Arts et La Monnaie ne sont certainement pas au-dessus de la mêlée.
Le professeur De Grauwe a posé la question rhétorique de savoir si l’opéra devait encore être subsidié et a suggéré que le public pourrait et, donc, devrait payer davantage. Une telle suggestion ne peut que provenir d’un manque de connaissance. Après des années de participation financière publique, il est impossible de faire marche arrière en avantageant les classes aisées. Les acteurs politiques, économiques et culturels doivent se ménager un temps suffisant pour parvenir à une meilleure compréhension réciproque.

Des propos scandaleux
La rhétorique économique est profondément ancrée dans les esprits. Prenons pour exemple le vaudeville qui s’est joué autour de la nomination du commissaire européen belge. A la une d’un quotidien flamand de qualité, on pouvait lire sans détour: «Si la Belgique finit par sortir de son chapeau le ministre des Affaires étrangères sortant (Didier Reynders), il ne recevra que l’insignifiant portefeuille Multilinguisme, Culture et Enseignement. Ce serait une honte pour le pays.» Des propos scandaleux, surtout de la part d’un journal dont on pourrait s’attendre à ce qu’il défende l’impérieuse nécessité des éléments constitutifs d’une société. Il n’est pas davantage suggéré qu’une politique culturelle réfléchie et dûment financée contribuerait plus à la paix et au bien-être, sur notre continent et partout dans le monde.
Pour les responsables politiques et les décideurs, ce devrait être un honneur de pouvoir y contribuer. La honte n’est pas de savoir qui va se voir gratifier ou non d’un portefeuille important – c’est-à-dire avec un important budget à dépenser. Le scandale réside surtout au niveau des déclarations populistes de cet acabit, que le grand public semble avaler sans broncher.
Qui va devoir encaisser l’humiliation de devenir Commissaire européen au Multilinguisme, à la Culture et à l’Enseignement? S’il réussit l’épreuve démocratique du vote de confiance au Parlement européen, ce sera le Hongrois Tibor Navracsics, membre du parti ultranationaliste Fidesz du président Victor Orban… Une proposition pour le moins contestée du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Selon les témoignages de nombre de nos collègues hongrois, la vie culturelle sous Orban a été réduite à une politique étriquée axée sur le territoire national, avec notamment une réécriture des livres d’école qui font désormais ingurgiter aux élèves une vision de l’histoire qui ne ménage pas les pays voisins. Espérons que les parlementaires européens examineront cette candidature avec un regard critique! Mais ne jugeons pas l’homme avant qu’il ne soit nommé. Seuls ses actes politiques compteront. Nous sommes cependant préoccupés par le signal que l’UE envoie en proposant ce candidat.

Pour une démocratie saine
Nous ne pourrons jamais assez insister sur le fait que la culture n’est pas un luxe, mais le pilier d’une société saine et civilisée. Comme l’eau et l’énergie, la culture appartient au patrimoine commun. Le gouvernement fédéral en affaires courantes a élaboré un plan d’urgence pour éviter les black-out dans le réseau électrique. Quel gouvernement (régional) a dans ses tiroirs une stratégie à long terme susceptible d’empêcher le déclin culturel, scientifique et éducatif? Dans quels passionnants projets de culture et d’enseignement nos responsables politiques européens, fédéraux et régionaux vont-ils investir une fois la situation rétablie? En tant que bien commun, la culture exige une double responsabilité publique: du secteur culturel envers la société civile, mais aussi du monde politique envers la culture.

Au lieu de répéter ad nauseam que l’économie est le moteur du progrès, nous tenons à rappeler qu’une société équilibrée repose avant tout sur la culture, l’enseignement et les soins de santé. C’est sur ce fondement que l’on peut ensuite développer l’économie, et non l’inverse. La culture mérite d’être une priorité pour tous ceux qui souhaitent vivre dans une démocratie saine.

Carte blanche in Le Soir Lundi 29 septembre 2014
PAUL DUJARDIN, DIRECTEUR GÉNÉRAL PALAIS DES BEAUX-ARTS;
PETER DE CALUWE, DIRECTEUR GÉNÉRAL LA MONNAIE.

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